analyse : Le conte québécois


L'évolution du conte québécois : Honoré Beaugrand et Fred Pellerin

Honoré Beaugrand

Durant l’enfance, il n’est pas rare de se laisser emporter par les histoires que les grandes personnes content. Cette habitude se perd habituellement à l’âge adulte. Pourtant, il fut un temps au Québec où la tradition orale était répandue et même essentielle pour les gens de tous les âges, puisque c’était la seule façon de transmettre la culture, à ce moment compromise par la présence anglaise. Le conte s’est toutefois transformé pour rester présent dans les mœurs des habitants du Québec. Le conte traditionnel oral a laissé sa place au conte littéraire en la personne d’Honoré Beaugrand, pour ne nommer que celui-là au Québec. Cet homme a beaucoup voyagé avant de s’installer à Montréal en 1878. Reconnu comme journaliste et écrivain politique, aussi maire de Montréal, il se met à écrire des contes. Son récit le plus populaire est La Chasse-galerie. Depuis quelques années, on peut observer un regain de popularité pour le conte par l’entremise de nouveaux conteurs. Fred Pellerin, ce « conteux » de Saint-Élie-de-Caxton, a réussi à se faire connaître en débutant comme guide dans son village de la Mauricie, où il racontait les histoires des personnes ayant habité dans les différentes maisons. Cet emploi étudiant s’est transformé en véritable travail pour cet homme, le premier surpris de cet attrait pour le conte. Bien entendu, son approche de ce genre comporte des différences avec celle d’Honoré Beaugrand, mais garde certains liens avec la tradition. L’un des sujets en commun de ces deux conteurs est le personnage du fou du village. C’est donc dans la comparaison de Macloune d’Honoré
Fred Pellerin
Beaugrand (1848 – 1907) et de Les trois petits points de Fred Pellerin (1978 –     ) que cette analyse de l’évolution du conte débutera. Elle sera suivie par la comparaison du taureau présent dans La bête à grand’ queue de Beaugrand et dans un extrait du livre Il faut prendre le taureau par les contes de Pellerin. Cependant, une partie de l’œuvre de chacun sera aussi analysée pour permettre une meilleure compréhension de leur approche de la religion, de leurs méthodes de diffusion, du vocabulaire employé, du rapport aux spectateurs. C’est donc par l’approfondissement de ces sujets qu’il sera possible de mieux comprendre l’évolution de l’univers du conte au Québec de la fin du XIXe siècle au début du XXIe siècle.

Une définition du conte
Étant donné que ce genre se transforme au gré des personnes qui le font vivre, la définition de ce qu’est le conte n’est pas universelle. Pour le bon fonctionnement de cette analyse, toute allusion au conte fera référence à une histoire contée dans un premier but de divertissement, mais aussi pour faire passer une morale, que ce soit de façon orale ou littéraire.[1] Ce récit doit comporter des éléments fantastiques, se situer dans l’intemporalité et aussi éviter la présence du 4e mur, étant donné que le conte est raconté de façon oral ou écrit avec des tournures de phrases qui rappellent l’oralité.
Dans certains cas, la légende et le conte sont deux genres différents. Ce qui les distingue est le rapport au vrai. Selon Mathieu Simard, dans la préface de Contes québécois, la nuance est que la légende tente de faire passer son contenu pour vrai tandis que le conte est dans un univers incongru et accepté par les participants à cette histoire.[2] Pourtant, les deux conteurs dont il est question dans cette analyse font des références à des lieux connus et, dans le cas de Fred Pellerin, à des personnes qui ont réellement existé dans son village. Beaugrand nomme fréquemment des villages qui longent le fleuve et Pellerin, les villages qui entourent le sien, Saint-Élie-de-Caxton. C’est pourquoi la distinction du conte et de la légende ne sera pas à prendre en considération étant donné l’appellation populaire de contes pour décrire leur œuvre respective.  

Le fou du village
Le personnage du fou du village est représenté de bien des façons dans les contes. Dépendant de son rôle à jouer dans la morale du conte, il peut être aimé ou méprisé. Le personnage de Beaugrand se nomme Macloune; celui de Pellerin, Babine.
Le Macloune de Beaugrand est adoré dans le village. Certains dans le village disent qu’il est laid à cause d’un sort qu’une sauvagesse aurait jeté à sa mère quelque temps avant sa naissance. Cette laideur lui viendrait, selon d’autres, d’un quêteux de Saint-Michel  que sa mère aurait refusé d’accueillir chez elle alors qu’elle venait d’accoucher récemment. Dans un esprit de pitié, personne n’abuse de Macloune ou de sa faiblesse. Il ne parle pas très clairement, mais réussit tout de même à articuler certains mots. Il n’est pas très intelligent, mais arrive à aider sa mère. Il vend des fruits qu’il cueille pour rapporter un peu d’argent à la maison. Le curé l’aime moins que le reste du village. Quand Macloune rencontre Marichette, c’est le coup de foudre. Ils se rendent ensemble à l’église un dimanche. Ce nouveau couple crée des ondes de commentaires dans le village. Une fois aux oreilles du curé, ce dernier veut à tout prix empêcher cette union pour ne pas que leur progéniture soit condamnée à vivre avec un physique laid et un retard psychologique. C’est pourquoi, lorsque Macloune demande au curé de se marier avec Marichette, ce dernier lui refuse ce bonheur. C’est donc dans la solitude que le personnage du fou meurt, loin de son amour.
Le personnage de Babine est le souffre-douleur du village. Il est aussi né laid. Sa date de naissance est inconnue parce que même les signes astrologiques ne voulaient pas de lui. Il est le fils d’une sorcière ou d’une simple femme, dépendant des versions. Il n’est pas protégé par les villageois qui tentent par tous les moyens de le faire parler ou d’émettre un son, chose qu’il n’a pas faite depuis sa naissance, dit-on. En voyant sa laideur, ce n’est pas de la désolation que le village ressent pour le fou, mais un fou rire immédiat et assuré. Malgré ces plates attentions, Babine ne cesse de sourire et ne fait aucun son, même lorsqu’il se fait briser les dents par un coup de poing d’un villageois qui croyait régler son problème de parole en enlevant ses dents et en les remplaçant par le dentier du curé. Le premier contact avec le curé se fait à la naissance alors que Babine défèque sur la soutane du curé et que celui-ci le frappe de toutes ces forces, pour qu’il prenne sa première respiration, mais aussi avec un excès de colère. La fin du conte Les trois petits points est marquée par l’intervention de la mère de Babine qui expose la possibilité que le problème se trouve dans les oreilles de tous et non dans la gorge ou ailleurs de Babine. C’est un problème d’écoute et non de parole. Dans les autres contes de Pellerin, le personnage de Babine est toujours responsable des malheurs de tous et de toutes les erreurs commises dans le village. Cette constatation montre qu’il agit à titre de bouc émissaire, étant donné qu’il est fou de toute façon.
Donc, ces deux conteurs ont une vision plus ou moins similaire de ce personnage. Il est communément laid, n’entretient pas de bon lien avec le clergé, a des problèmes de communication. Ces aspects les rendent marginaux et il est plus facile de mettre la faute sur ceux qui se démarquent de la société. Pourtant, ils se distinguent par la vision que le village a d’eux. Macloune est en quelque sorte respecté alors que Babine sert de souffre-douleur pour les villageois qui ne comprennent pas sa différence. Le contenu de ces deux contes est assez différent. Dans le premier, c’est l’histoire d’amour avec Marichette qui ne fonctionne pas et les deux meurent de ne pas pouvoir être ensemble. Ils ne sont même pas réunis dans la mort, chacun est enterré dans sa ville, isolé. Dans le second conte, la fin est plus positive. Babine ne parle pas du tout et les villageois tentent de trouver la source du problème en le maltraitant, sans pour autant vouloir son malheur. Les morales sont pourtant liées. En ce qui concerne Macloune, l’attribution d’un sacrement aussi répandu que le mariage à deux personnes qui pourraient diffuser une laideur et des troubles psychologiques à leur progéniture crée un refus catégorique de procéder à cette cérémonie. Dans le cas de Babine, la conviction avec laquelle les villageois tentent de trouver un élément anormal, sans émettre la possibilité qu’ils soient dans le tort et que Babine n’ait aucun problème physique de parole montre la facilité d’association d’une personne physiquement différente à des comportements anormaux. Dans les deux cas, on peut remarquer que les refus d’accepter qu’un événement normal (mariage) ou qu’un comportement sans anormalité (ne pas parler sans avoir de trouble) soit associé à quelqu’un de physiquement différent montre la conventionalité dans laquelle tous se trouvent. C’est pourquoi le personnage du fou est toujours maltraité ou marginalisé, parce qu’il est plus facile s’arranger pour que les différences disparaissent plutôt que de changer une mentalité depuis longtemps instaurée.
À la suite de cette brève analyse, on peut remarquer que le fatalisme de Beaugrand ne se poursuit pas dans la réflexion de Pellerin. Pourtant, les deux mettent en lumière la difficulté d’intégration des personnes physiquement ou psychologiquement différentes dans les sociétés, que ce soit au XIXe siècle ou même aujourd’hui. Ce phénomène de l’idiot ou du fou est aussi présent dans une œuvre récemment publiée aux Éditions Rien de commun, Le Discours sur la tombe de l’idiot, par Julie Mazzieri, ce qui montre que le sujet est encore d’actualité, qu’il n’est pas seulement un vestige de notre patrimoine.

Le taureau
Dans deux contes (La bête à grand’ queue[3] de Beaugrand et Il faut prendre le taureau par les contes de Pellerin) il est question d’une grosse bête qui vient troubler la vie du village.
L’apparition de cet animal survient, dans l’histoire de Beaugrand, lorsque Fanfan Lazette fait, durant plus de sept ans, des pâques de renard. Ce qui veut dire qu’il a attendu « la date limite prescrite par l’Église, soit le dimanche de la Quasimodo, une semaine après Pâques, pour [communier dans le temps de Pâques]. »[4] Lorsqu’il voit la bête, il la compare à la bête-à-sept-têtes, qui est le symbole du démon dans L’Apocalypse selon Saint Jean. Ces yeux sont comparés à des tisons, sa queue rouge est longue de cinq à six pieds. Sa rencontre avec cette bête se fait en compagnie d’un de ses amis qui est saoul. Ils tentent de lui échapper à dos de cheval, mais la vitesse les fait tomber dans un fossé. C’est donc avec courage que Fanfan affronte la bête. Une fois qu’elle a chargé, il s’accroche à sa queue. La seule façon de s’en débarrasser, selon les dires, c’est de lui couper la queue le plus près possible du corps. Voyant que ce monstre se dirige vers la rivière pour le noyer, Fanfan parvient à prendre son couteau et la bête se retrouve dans la rivière et lui, avec la queue rouge de la bête entre les mains. À son retour à Lanoraie, un village de la Rive-Nord du Saint-Laurent, il est convoqué à une audience. Un des villageois défend que la dite bête est en fait un de ses taureaux qui s’est enfui et qui s’était gratté la queue sur la clôture fraichement repeinte en rouge quelques jours avant sa disparition. Le compagnon de Fanfan soutient qu’il s’agissait bien de la bête à grand’queue. Dans l’ambiguïté de la situation, la sentence est donc de vendre la queue aux enchères avec le plaignant et de payer les avocats et le juge avec les profits. La morale de ce conte est de ne pas délaisser ses devoirs de croyants pour ne jamais avoir à rencontrer la bête à grand’ queue.
Dans le conte de Pellerin, le taureau est arrivé avec un cirque. Le personnage de Babine, le fou du village, tient le rôle de celui qui affronte la bête. Pensant que la dresseuse du cirque était amoureuse de lui, Babine s’organise pour qu’elle vienne le rejoindre avec une des formules magiques du grimoire de sa mère. Pour ce sort, il ramasse une tresse de cheveux au comptoir souvenirs du cirque. Cependant, lorsqu’il se réveille, c’est le taureau qui est à sa porte. La bête pèse 19 tonnes, a le poil noir, de grands yeux rouges « chauffés au bois de corde! Avec la fumée des cheminées par les narines. »[5] Pour spécifier sa grosseur, le mot TAUREAU est en majuscules tout au long du conte. La bête s’en prend à la maison de Babine en premier, puis s’attaque au reste du village. Après avoir peint la maison du fou en rouge, les villageois se réfugient dans l’église et disent à Babine de les débarrasser de la bête, étant donné que c’est de sa faute, comme c’est toujours le cas. Babine décide donc de profiter de la fixation du taureau pour le panneau stop pour se rendre sur la montagne du Calvaire et jouer une berceuse au soleil avec sa « ruine-babines ». C’est avec lenteur que le soleil se met à descendre et que, sur le bord de l’horizon, il éclate d’un rouge vif qui attire le taureau. Ce dernier file rejoindre cette cible qui semble un défi de taille. Le village a réagi à ce départ en condamnant le fou à mort. C’est avec une guillotine-maison, semble-t-il, qu’ils ont essayé de le tuer. Mal aiguisée, ils ont laissé le fou partir après quatre tentatives. Ces évènements ajoutaient du piquant dans la morosité de leurs journées. La morale de ce conte est un peu plus vague, l’emphase est mise sur l’explication de la météorologie, parce que Babine dit à tous ceux qu’il croise que la journée de demain serait belle à cause du ciel rouge. Mais si on revient à l’histoire du taureau et de la dresseuse, la morale pourrait être de ne pas forcer l’amour parce que ce n’est pas toujours ce que l’on veut qui se réalise.
Donc, l’arrivée du taureau se manifeste de deux manières différentes selon le conte, mais il s’agit d’une punition dans les deux cas ; ne pas avoir fait ses pâques comme il le faut et avoir tenté faire tomber une femme amoureux de lui. Les caractéristiques physiques du taureau restent sensiblement les mêmes. Sa taille est gigantesque et ses yeux sont rouges comme le feu. Le passage du taureau dans l’histoire de Beaugrand  agit à titre d’avertissement auprès des villageois qui seraient tentés de ne pas faire leurs pâques. Dans l’histoire de Pellerin, c’est une crainte générale qui est ressentie de part et d’autre, puisque la bête attaque tout objet rouge. Les villageois vont même jusqu’à se cacher dans l’église pour échapper aux assauts de la bête.
Dans ces deux contes, l’apport de fantastique est différent. Dans le premier, la situation semble être fantastique jusqu’au moment où l’on apporte l’hypothèse qu’il s’agisse du taureau d’un des villageois. Ce retour à la réalité par des preuves concrètes remet en cause la véracité de l’événement. Pour ce qui est du plus récent conte, la nature du taureau n’est pas remise en question et sa fuite avec l’exploit de Babine et du soleil qui suit le son de l’harmonica nous transporte dans un univers improbable, ou du moins, où l’explication d’un événement banal est « légendifiée ». Dans les deux cas, le personnage qui « affronte » la bête est perdant. Fanfan doit vendre la queue de la bête à grand’ queue et Babine est condamné à mort, sans mourir puisque la guillotine n’est pas bien aiguisée. Les villageois ne veulent pas sa mort non plus, ils ne cherchent que du divertissement.
Il n’y a donc aucune évolution dans la rencontre de la bête puisqu’elle mène à un échec ou à la preuve de la faute des gens qui la rencontrent, que ce soit au XIXe siècle ou au XXIe. Cependant, la morale est détournée de la religion dans le plus récent conte, contrairement à Beaugrand qui sert toujours de porte-parole pour ce mouvement religieux.

La religion
La religion est un aspect de la vie très présente dans l’univers de ces deux conteurs. Elle a pourtant connu des changements de perceptions avec les années autant dans les contes que dans la société.
Dans le cas de Beaugrand, il est facile de voir que toutes ces histoires servent à tracer la ligne de conduite des croyants. En analysant les exemples précédents, la religion joue un rôle majeur dans l’acceptation ou le refus de marier Macloune et dans la solution pour ne pas rencontrer la terrible bête à grand’ queue. Chaque morale tend à diriger le troupeau de brebis qui doivent suivre à la lettre les règles. Cette docilité est acquise par l’utilisation de la peur envers les villageois. Le simple fait de se voir refuser le ciel pour ne pas s’être présenté à la messe les dimanches convainc encore au XIXe siècle. Une autre preuve que la peur est cultivée se trouve dans l’anthologie Treize contes fantastiques québécois où l’on peut lire que si quelqu’un osait ne pas faire ses pâques durant sept ans, il se transformait en loup-garou.[6] Il est naturel de penser, à cette époque, que le curé détient la vérité la plus juste et qu’il est celui qu’il faut suivre pour aller au paradis. Ses paroles sont toujours écoutées et son opinion compte pour beaucoup. Le rapport que l’Église entretient avec la politique est marqué dans l’un des contes de Beaugrand, Le loup-garou. L’homme d’Église de cette histoire, le père Pierriche Brindamour, lance une remarque cinglante sur les hommes du parti libéral : « […] que le diable emporte tous les rouges6 de Sorel; c’est une bande de coureux de loup-garou. »[7] C’est donc une incitation à ne pas voter pour les libéraux.
Pour ce qui est de Pellerin, ses morales se détachent de cette puissance qu’était la religion. Ce désintérêt pour la religion s’est fait progressivement, mais sûrement au Québec. On en voit les vestiges aujourd’hui encore. La fréquentation à l’église est de beaucoup diminuée, l’éducation ne retient plus qu’une seule religion dans les cours, etc. Pellerin suit cette vague et tente plutôt d’expliquer des faits du passé, comme la provenance du « Je me souviens » qui orne les plaques d’immatriculation de tous les véhicules dans le conte La mémoire[8]. Donc, l’Église ne bénéficie plus du conte pour diffuser ses doctrines. Cette libération s’explique par le refus de se faire dominer par la peur. Les gens ont arrêté de voir ces apprentissages comme la seule façon de vivre leur vie. Toutefois, dans les contes de Pellerin, le curé est encore une personne qui est suivie. C’est un comportement qui semble être une habitude plus qu’une nécessité. Dans le conte Une poutre dans l’œil du curé neuf[9], on voit que les villageois se permettent d’exprimer leur crainte de se faire réprimander s’ils leur venaient à l’esprit de dénoncer une injustice dans le partage de l’argent que l’Église faisait dans la communauté : « Évidemment qu’il y en avait toujours pour se plaindre puis prétendre que notre berger abusait, mais la plupart s’accordaient pour dire que valait mieux fermer sa gueule. »[10] Le berger est en fait le curé dans cette phrase. Le fait que cette pensée est dite montre qu’il y a une évolution dans la pensée des gens, qui craignaient trop la réprimande de l’autorité religieuse pour dénoncer quoi que ce soit, sans y avoir été invités. Si on prend le titre du conte, la poutre fait référence à un passage de la Bible dans l’Évangile selon Matthieu : « Hypocrite, enlève d’abord la poutre de ton œil et alors tu verras assez clair pour enlever la paille de l’œil de ton frère. »[11] Cette lourde critique dans le conte de Pellerin dépeint une habitude de la religion de détourner l’attention des grosses fautes qu’elle commet et de s’acharner sur des détails minimes des villageois, qu’elle s’applique à amplifier. Dans ce conte, c’est encore Babine qui porte le blâme de la myopie du curé, parce qu’il est, semble-t-il, possédé par le démon, ce qui fait souffrir la totalité du village. Cet affaiblissement de vision empêche l’homme d’Église de garder les yeux sur le ciel, comme il avait l’habitude de le faire depuis son arrivée au village, ce qui rassurait les habitants qui le voyaient comme une promesse de chemin tracé pour se rendre au paradis. Babine se voit dans l’obligation de trouver une solution, soit de régler la situation comme tout le monde, en fabriquant des lunettes au curé, ou bien, de trouver un moyen hors du commun, comme il à l’habitude de le faire, et de descendre le ciel pour que le curé puisse continuer de veiller sur le paradis collectif. En bref, il va chercher « un coin du ciel et le [tire] à lui. Il en remplit ses poches […] »[12] et tricote un drapeau de ciel qui s’avère être le drapeau du Québec. Le curé peut donc continuer de veiller sur le paradis, même avec sa myopie. On voit donc un transfert de la religion à la politique s’effectuer par le remplacement du paradis avec le drapeau québécois. Pourtant, la fin du conte ouvre à une possibilité de retour à Dieu par une voie plus personnelle : « Ma grand-mère, quant à elle, croyait qu’on finirait bien par retrouver la vue. Que le ciel reprendrait un jour son statut de seul véritable drapeau. »[13] On peut comprendre que ce retour aux sources sera possible après que les gens auront décidé de s’ouvrir les yeux sur les questions vraiment importantes plutôt que les conflits inutiles sur les différences de religion ou toute autre différence.
En résumé, la place que la religion occupe dans les contes est proportionnelle à celle qu’elle a dans la société du siècle dans lequel l’auteur vit, indépendamment de l’intemporalité du conte. C’est donc avec force et puissance que le clergé est dépeint dans les contes de Beaugrand. Entre ces deux périodes, la religion vit une baisse de popularité flagrante dans l’estime populaire. Le conte suit ce désintérêt, qui est clairement démontré dans les contes de Pellerin par la dérision du curé neuf.  

Méthodes de diffusion
Comme mentionné précédemment, Honoré Beaugrand a instauré le conte littéraire au Québec. Son plus célèbre conte est La Chasse-galerie. Le but des « conteurs » de cette époque était de conserver cette richesse qu’est la tradition orale en mettant par écrit ces récits. Il n’avait pas le souci de transmettre d’une autre façon son œuvre, ce qu’on ne lui reproche pas, étant donné qu’il répondait au besoin de son temps. 
En prenant en considération que l’évolution du conte progresse en parallèle avec celle de la réalité sociale, il est normal que ce genre soit diffusé d’une autre façon pour répondre aux besoins du public. De nos jours, les livres sont devenus des objets moins intéressants que le cinéma, par exemple. De plus, l’explosion de la technologie crée de nouvelles possibilités de diffusion qui ouvrent d’autres avenues.
Dans le cas de Fred Pellerin, il partage ses contes de différentes façons. On peut retrouver des livres de ses contes, mais le contenu se rapproche beaucoup de l’oralité. Par des tournures de phrases faciles à cerner ou des mots inventés, le style de ce conteur déteint sur les pages de ses livres. À la fin de ses recueils, on retrouve un disque qui contient une prestation de ses histoires devant public. Bien entendu, le conte étant ce qu’il est (une histoire en constante évolution, une réécriture à chaque partage)[14], la version du livre et du disque comporte des différences, puisque l’approche de certains détails se peaufine et se transforme à chaque fois que le récit est raconté. Au-delà du produit du livre-disque, ce conteur fait des spectacles d’environ deux heures devant des publics plus ou moins grands. Là encore, les propos sont sensiblement les mêmes, mais le caractère du public peut faire changer la donne, puisque le conteur se doit de donner les éléments qui créent le plus d’images possible pour permettre aux gens de créer leur propre idée.[15] Si Pellerin voit qu’un certain détail n’est pas bien assimilé par l’auditoire, il va s’arranger pour étendre son explication et ainsi permettre une meilleure compréhension.
Sans contact avec le public, Beaugrand tente de créer ces images. Il y parvient tout de même, mais il crée un peu à l’aveuglette puisqu’il n’a aucun retour du lecteur.
Il n’est pas question d’un gain ou d’une perte dans ce changement d’accessibilité du conte. Ce n’est qu’un constat sur le chemin que le conte a fait de la simple littérature à des moyens plus diversifiés de communication, mais qui revient aussi à la base de la tradition orale par les prestations devant public.

Vocabulaire
La question du vocabulaire employé suit l’époque où les œuvres ont été produites. Il est certain que le langage de Beaugrand est plus archaïque, lorsqu’on le lit aujourd’hui. Par exemple, dans le conte de Macloune, il fait référence à un événement qui était commun et possible : « Il faut avoir vu des Sauvages sous l’influence de l’alcool pour se faire une idée de ces scènes vraiment infernales. »[16] C’est une situation qu’on ne verrait pas au XXIe siècle, mais qui semble courante ou encore près des gens à cette époque. Tout comme cette image bien précise d’un événement courant dans le passé, les mots employés par les personnages du conte de La Chasse-galerie rappellent la façon de parler que les gens avaient à cette époque.
Dans le cas de Fred Pellerin, il fait des anachronismes charmants qui viennent teinter son discours, des termes archaïques refont surface, des métaphores surprenantes, des inventions de mots, des doubles sens et des déformations d’expressions connues sont des éléments qui définissent sa façon de conter. Ses anachronismes rendent le conte un peu ambigu. Ce genre, supposément intemporel, nous confronte au dilemme de placer ces histoires à notre époque, ou bien simplement de passer outre et de se laisser aller à ces commentaires qui aident la compréhension des situations.
            On peut conclure que dans les deux cas, le conte s’ancre facilement dans son époque en utilisant le langage qui se rapproche le plus de la société. Il est plus difficile de voir des termes sortant du registre normal dans les contes de Beaugrand sans études approfondies de la question, étant donné que plusieurs mots sont expliqués en notes de bas de page et que ce n’est pas un langage parlé couramment de nos jours. À l’opposé, il est facile de faire la différence chez Pellerin entre les mots archaïques et les mots plus récents, puisque nous sommes à la même époque.

Le rapport aux spectateurs
Le lien que le spectateur a avec l’histoire est différent du lien qui est ressenti à la lecture d’une nouvelle ou d’un roman. La différence entre la nouvelle et le conte se trouve dans le nombre de niveaux de narrateurs. La nouvelle est construite avec deux niveaux de narration : l’auteur donne la parole à plusieurs narrateurs. Le conte en a trois : l’auteur, le narrateur et le conteur, bien que les deux derniers se confondent parfois. [17] Étant donné que le but du conte est de raconter une histoire, il est naturel que le conteur entretienne un lien avec le récepteur. De plus, le conte fait souvent le transfert entre ces narrateurs en disant que le premier a entendu cette histoire d’un ami ou d’un proche à qui c’est vraiment arrivé. (« L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours » est un bon exemple de cette appropriation d’un fait par une personne qui n’est pas reliée à l’histoire du tout.)
Pour le conteur du XIXe siècle, même si le conte n’est que littéraire, le lecteur est apostrophé à plusieurs reprises, mais le lecteur n’apporte rien de plus au conte, si ce n’est que les images qui lui sont propres pour les évènements qui se produisent. Les niveaux de narration sont séparés ainsi dans La Chasse-galerie : Honoré Beaugrand est l’auteur, un narrateur inconnu met en scène le chantier où les hommes travaillaient l’hiver et il donne la narration à Joe le cook qui raconte son histoire de chasse-galerie. À la fin, le narrateur inconnu reprend la narration en finissant avec une description de Joe qui fait de la tire, après que ce dernier ait partagé la morale de cette aventure.
Dans le cas du conteur contemporain, sa relation avec le spectateur est très proche et il y parvient de différentes façons. Il débute son spectacle en apostrophant le groupe par le nom de la ville ou de la bâtisse où il se trouve. Par exemple, dans la salle Louis-Fréchette au Grand Théâtre, il les a appelés « Grand Théâtre », puis « Louis-Fréchette » puis « Louis » tout court étant donné qu’ils étaient devenus « intimes ».[18] Il raconte aussi des histoires qui se sont passées dans son village, que sa grand-mère lui a racontées. Donc, il est « l’auteur », qui donne la narration à sa grand-mère, qui donne vie aux personnages du village. En général, c’est la formule utilisée. Pourtant, on remarque des variations dans ce modèle. Fred Pellerin insère des commentaires personnels sur des détails qui l’ont marqué dans les anecdotes de sa grand-mère. On assiste à une fusion des niveaux de narration.
 C’est donc une évolution du conte, parce qu’il n’y avait pas cette autre dimension avec Beaugrand. Le lien est donc beaucoup plus familier et facile avec Fred Pellerin, qui semble conter sa vie, tandis qu’Honoré Beaugrand met l’accent sur l’histoire racontée, plutôt que sur son interprétation et sa compréhension des évènements qui se sont produits.

Finalement, on peut en conclure que le conte a vécu des transformations entre l’approche de ce genre par Beaugrand comparé à Pellerin. La plus flagrante est la critique plus ou moins subtile de la religion, un phénomène qui démontre la liberté plus grande aujourd’hui qu’au XIXe siècle à ce sujet. Bien que d’autres changements soient perceptibles, on comprend que cette évolution suit très étroitement la progression de la société, même en ce qui concerne l’Église. Il est certain que le conte a évolué grâce aux avancées technologiques en ce qui concerne l’accessibilité de ce genre. De plus, les sujets restent toujours facilement compréhensibles pour le public ou le lecteur étant donné que le vocabulaire et les réalités sont de son temps. Avec l’arrivée de la popularité du conte et le nombre croissant de femmes s’impliquant dans cet art, il serait intéressant de se questionner sur la différence d’approche et de contenu des contes partagés par les hommes et ceux diffusés par les femmes, au Québec, mais aussi ailleurs dans le monde.



[1] C. GONTHIER, B. MENEY, Treize contes fantastiques québécois, 199 p.
[2] M. SIMARD, Contes du Québec, p. X – XI.
[3] C. GONTHIER, B. MENEY, Op. cit., p. 75 à 86.
[4] Ibid, p. 75.
[5] F. PELLERIN, Il faut prendre le taureau par les contes, p. 37.
[6] C. GONTHIER, B. MENEY, Op. cit. , p. 208.
[7] A-C. OUELETTE, A. VÉZINA, Contes et légendes du Québec, p. 75.
[8] F. PELLERIN, Dans mon village, il y a belle Lurette…, p. 65 à 73.
[9] Id., Il faut prendre le taureau par les contes, p. 85 à 91.
[10] Ibid, p. 86.
[11]  Bible, MATTHIEU 7.5.
[12] F. PELLERIN, Il faut prendre le taureau par les contes, p. 89.
[13] Ibid, p. 91.
[14] C. GONTHIER, B. MENEY, Op. cit., 199 p.
[15] M. VAÏS, « Le conte en question » dans Jeu : revue de théâtre, n° 87, (2), p. 8 – 22.
[16] A-C. OUELETTE, A. VÉZINA, Op. cit., 194 p.
[17] [S.A.], Contes du Québec, 251 p.
[18] V. LESAGE, « Fred Pellerin et l’arracheuse de temps : la mort vous va si bien » dans Cyberpresse

Médiagraphie 

PÉRIODIQUES

GINGRAS, Chantale, « Pellerinage au cœur du conte : incursion dans l’univers du conteur Fred Pellerin », Québec français, n° 150, 2008, p. 39 – 43 (4 mars 2011)
GIBEAULT, Stéphan, « Le renouveau du conte : entre popularité et pop-oralité », Spirale : Arts · Lettres · Sciences humaines, n° 192, 2003, p. 23 – 24 (4 mars 2011)
LAROCQUE, Ronald, « Le renouveau du conte », Québec français, n° 145, 2007, p. 57 – 59 (4 mars 2011)
LAVOIE, Frédérick, « Comme une odeur de mythes », La Presse, Arts et spectacles, dimanche, 20 août 2006, p. ARTS SPECTACLES1 (4 mars 2011)
LESAGE, Valérie, « Fred Pellerin et l’arracheuse de temps : la mort vous va si bien », Cyberpresse, 3 octobre 2008  (4 mars 2011)
LESSARD, Valérie, « Fred Pellerin vient suspendre le temps », Le Droit, Arts et spectacles, samedi, 9 mai 2009, p. A8 (4 mars 2011)
VAÏS, Michel, « Le conte en question », Jeu : revue de théâtre, n° 87, (2) 1998, p. 8 – 22 (4 mars 2011)
VAÏS, Michel, « Conter ou donner un show? : les Entrées libres de Jeu », Jeu : revue de théâtre, n° 131, (2) 2009, p. 84 – 99 (4 mars 2011)

LIVRES
DEMERS, Jeanne, Le Conte – Du mythe à la légende urbaine, coll. « En question » 8e, Montréal, Québec Amérique, 2005, 136 p.
GONTHIER, Claude, MENEY, Bernard, Treize contes fantastiques québécois, coll. « Romanichels plus », Montréal, les Éditions XYZ.inc, 2006, 300 p.
[S.A.], La Sainte Bible, Montréal, Société biblique canadienne, 1982, 402 p.
OUELETTE, Annick-Corona, VÉZINA, Alain, Contes et légendes du Québec, coll. « Parcours d’un genre », Montréal, Beauchemin Chenelière Éducation, 2006, 331 p.
PELLERIN, Fred, Dans mon village, il y a belle Lurette…, Montréal, Planète rebelle, 2001, 140 p.
PELLERIN, Fred, Il faut prendre le taureau par les contes, Montréal, Planète rebelle, 2003, 133 p.
PROPP, Vladimir, Morphologie du conte, coll. « Poétique », Éditions du Seuil, 1965 et 1970, 254 p.
SIMARD, Mathieu, Contes du Québec, coll. « Littérature québécoise », Saint-Laurent, E.R.P.I., 2010,  251 p.